Eros et Thanatos Alexander Burganov Château de Lacoste été 2007

 

          Sculptures d'Alexander Burganov Eros et Thanatos

        Sculptures © Alexander Burganov - Photos de Marden au Château de Lacoste - Août 2007.

 

 

Sous le titre global d’ « Eros et Thanatos », des sculptures d’Alexander Burganov, artiste russe né en 1935 étaient exposées au Château de Lacoste du 6 juillet au 26 août 2007.

 

 

Ce blog est un blog BDSM.

Parler de l’écrivain Sade n’est, encore une fois, pas parler de BDSM.

Il n’y a dans les pages les plus extrêmes de son œuvre aucune activité sexuelle librement consentie.

Ceci suffit à le différencier de nous.

Ceci ne doit pas nous empêcher de le lire.

 

La force de l’œuvre de Sade, l’attirance qu’elle exerce sur certains d’entre nous tient dans un paradoxe essentiel : littérairement, philosophiquement, elle conjugue l’Eros et le Thanatos sur le même mode et au même instant dans une stricte égalité pour des protagonistes qui ravalent « l’autre » au rang de moins qu’un objet.

Cette chose, impossible dans la vie réelle (pas même dans celle du Marquis), se produit cependant dans ses écrits.

Ils ne peuvent donc susciter au premier regard qu’horreur et désapprobation si on les prend au pied de la lettre.

Sade donne d’ailleurs le sentiment de ne pas écrire pour un lecteur, celui-ci n’a pas plus d’importance que les victimes de ses héros, le style du Marquis n’est pas un style « en quête d’approbation ».

Le procédé de Sade, c’est l’accumulation: quand ce n’est pas celle des personnages, c’est celle des actes qui s’enchaînent –semble-t-il- sans fin ou bien encore celle de la minutie des détails.

Cela donne un phrasé indéfinissable et des longueurs confinant à la monotonie dans lesquels soit l’on se perd et l’on renonce, soit l’on entre et l’on se laisse porter jusqu’au au bout des ténèbres.

« Un magnifique ciel d’orage » comme le décrivait André Breton.

 

Sans même livrer une citation qui comporterait un de ces catalogues de meurtres ou de violences dont les pages de Sade sont emplies, il suffit de lire ces quelques lignes de « La Philosophie dans le Boudoir » pour que tout soit déjà très clairement résumé.

 

« Que désire-t-on quand on jouit ? Que tout ce qui nous entoure ne s'occupe que de nous, ne pense qu'à nous, ne soigne que nous. Si les objets qui nous servent jouissent, les voilà dès lors bien plus sûrement occupés d'eux que de nous, et notre jouissance conséquemment dérangée. Il n'est point d'homme qui ne veuille être despote quand il bande : il semble qu'il a moins de plaisir si les autres paraissent en prendre autant que lui. Par un mouvement d'orgueil bien naturel en ce moment, il voudrait être le seul au monde qui fût susceptible d'éprouver ce qu'il sent ; l'idée de voir un autre jouir comme lui le ramène à une sorte d'égalité qui nuit aux attraits indicibles que fait éprouver le despotisme alors. Il est faux d'ailleurs qu'il y ait du plaisir à en donner aux autres ; c'est les servir, cela, et l'homme qui bande est loin du désir d'être utile aux autres. En faisant du mal, au contraire, il éprouve tous les charmes que goûte un individu nerveux à faire usage de ses forces ; il domine alors, il est tyran. Et quelle différence pour l'amour-propre ! Ne croyons point qu'il se taise en ce cas. »

 

Sade - La Philosophie dans le Boudoir – 1795.

 

Après ça, comment pouvoir se dire réceptif à l’œuvre de Sade ?

Comment la lire, la comprendre ?

 

L’écriture sadienne ne naît pas dans la liberté mais dans un monde carcéral.

Sade ne devient auteur que lorsqu’il connaît l’incarcération.

Le « petit » libertinage réel du Marquis libre en ses terres va se transformer en une littérature de l’excès comme si la prison et l’impossibilité de se livrer à ses ardeurs les multipliait de manière exponentielle dans l’imaginaire (désormais seule voie d’évasion envisageable) et donnait corps à une littérature de la monstruosité absolue qui serait avant tout un cri, un cri contre la démesure de l’injustice qu’il subit.

 

De toutes les analyses qui en furent faites, celle qui est la plus proche du regard que je pose moi-même sur les écrits de Sade est celle de Bataille dans « L’érotisme ».

 

« Cet aspect est frappant : à l’extrême opposé du langage hypocrite du bourreau, le langage de Sade est celui de la victime : il l’inventa à la Bastille, en écrivant Les 120 journées. Il avait alors avec les autres hommes les relations de celui qu’un châtiment cruel accable avec ceux qui décidèrent du châtiment. J’ai dit que la violence était muette. Mais l’homme puni pour une prison qu’il imagine injuste ne peut accepter de se taire. Le silence serait un accord donné à la peine. […] En vérité, Sade alla d’emblée au fond du débat : il mena, à rebours de son procès, celui des hommes qui l’avaient condamné, celui de Dieu et, généralement, celui des limites opposées à la rage voluptueuse. Il devait dans cette voie s’en prendre à l’univers, à la nature, à tout ce qui s’opposait à la souveraineté de ses passions. »

 

Georges Bataille -L’Erotisme- Les Editions de Minuit- 1957.

 

Ce fond du débat, quel est-il ?

Parmi des milliers de pages de descriptions d’une violence maximale s’enchâssent tout autant de lignes qui traitent de philosophie.

Comme beaucoup d’autres penseurs de son époque, Sade invente des sociétés idéales (en apparence) telle celle du Château de Silling dans « Les 120 journées ».

Les siennes prônent la liberté individuelle totale, la négation de toute morale puisque celle-ci est selon lui fondée sur de fausses valeurs imposées(on peut penser déjà à Nietzsche et à sa dualité « bon-mauvais » dans la « Généalogie de la morale »), de toute existence divine et font l’apologie du crime si celui-ci porte au plaisir d’un seul.

 

C’est une première lecture, elle est parcellaire.

Car Sade n’hésite pas à nous laisser entrevoir les contradictions que portent en eux ses personnages.

La République Universelle est impossible, le royaume du Zamé d’ « Aline et Valcour » n'existe pas.

Il en sera toujours un qui voudra dominer au-dessus des autres. Le crime « définitif » demeurera éternellement inaccompli et la liberté absolue conduit donc à la tyrannie.

Sade a su tirer les leçons de la Révolution Française.

 

Mais si Sade est un pur produit de son temps et du « Siècle des Lumières » (dont il pousse finalement peut-être les réflexions jusqu’à l’abîme), son œuvre, au-delà de sa mort, saute allègrement par-dessus le XIXème comme si ce n’était qu’une simple parenthèse.

En écrivant/décrivant dès 1785, comme cela n’avait jamais été fait jusqu’alors, ce qu’il convient de nommer  la « pulsion sexuelle », il annonce déjà les grandes pierres qui construiront toute la pensée et tout l’art du XXème siècle : le surréalisme, la psychanalyse et l’évolution de la condition féminine (en passant de Justine à Juliette…).

 

Pour conclure cette avant-dernière note consacrée à Sade, s’il fallait justifier par une seule raison l'intérêt qu’il faut porter au Marquis, il serait bon d’insister sur la porte qu’il ouvrit sur les ombres que chacun d’entre nous cache au fond de lui.

Bataille écrivait ceci :

 

« Et si l’homme normal aujourd’hui, entre profondément dans la conscience de ce que signifie, pour lui, la transgression, c’est que Sade prépara les voies. Maintenant l’homme normal sait que sa conscience devait s’ouvrir à ce qui l’avait le plus violemment révolté : ce qui, le plus violemment, nous révolte est en nous. »

 

Georges Bataille - op. cit.