Dessin : Julien Gracq par Hans Bellmer.
« On naît aventurier comme on naît poète ; on meurt toutefois aussi bien à Tampico qu’à Meudon. » a écrit Pierre Mac Orlan.
Cette phrase est belle, de plus elle est vraie.
Julien Gracq qui s’est éteint aujourd’hui à l’âge de 97 ans à Angers, tout près du petit bourg de St-Florent-Le-Vieil où Louis Poirier avait vu le jour en 1910, n’a jamais été un grand voyageur -pas plus qu’un aventurier. Il a pourtant parcouru des territoires sans fin dans l'immobilité de son espace, la plus relative qui soit.
Louis Poirier, cela ne vous dit rien ?
Ce fut pourtant un brillant jeune homme aux origines modestes, étudiant à l’ENS puis à Sciences Po avant de devenir Professeur Agrégé d’Histoire et Géographie et de poursuivre une carrière dans l’enseignement secondaire -par choix- jusqu’à sa retraite.
Paisible carrière, troublée seulement en 1951 lorsque Julien Gracq obtint et refusa le Prix Goncourt pour « Le Rivage Des Syrtes » avec le « scandale » que l'on imagine et qui amena les gens à savoir que Poirier, c’était Gracq.
Beau pseudonyme qui doit sans doute à Stendhal pour le prénom et aux Gracques pour le nom.
Mais avec Gracq, allez savoir…
Dans une vie humaine et encore ceci ne vaut que pour qui aime la littérature, on « rencontre » en moyenne une vingtaine de livres qui seront nos pierres fondatrices. Vingt est peut-être même un chiffre bien généreux.
« Le Rivage Des Syrtes » est pour moi de ceux-ci. Ce fait n’élimine aucun autre écrit de Gracq. C’est seulement qu’il me fit justement les « rencontrer ».
Je venais alors de lire « Le Désert des Tartares » de Dino Buzzati lorsqu’un camarade me conseilla d’aller « comparer » avec « Le Rivage ».
Ceux qui ont lu les deux savent la petite polémique qui entoure ces deux titres.
Il y a une « parenté » de fond narratif entre les deux livres. Ce sont deux romans de l’attente (sans rapport aucun avec celle de Blanchot), d’une attente militaire, de deux héros qui surveillent une frontière imaginaire d’où rien ne vient.
Une vie perdue dans l’attente avant que se produise enfin quelque chose de par les événements pour l’un et de par son fait (sa faute ?) pour l’autre…
« Le Désert » de Dino Buzzati étant antérieur au « Rivage », il y en eut pour dire que peut-être…
Et pourtant, toute la magie de la littérature est peut-être -pour une fois- tangible là.
Là précisément.
Car de ce même thème, sortent deux livres foncièrement différents.
« Le Désert » est le roman d’un échec humain -même s’il peut se rapporter à chacun de nous.
« Le Rivage » est plutôt le roman de l’effondrement d’une civilisation.
Et le lecteur n’a plus aucun doute quant à une possibilité de « copie ».
En resterait-il un à quelque fâcheux qu’on l’enverrait lire « Au château d’Argol », le premier texte de Gracq, envoûtant roman gothique situé dans un château breton, refusé par Gallimard en 1937 et paru chez José Corti en 1938, signant une collaboration sans aucune faille qui devait perdurer au-delà de la mort de l’éditeur (les livres de Julien Gracq ne sont disponibles que chez Corti ou dans la Pléiade).
« Argol » est aussi un roman de l’attente comme le sera « Un balcon en forêt » en 1958.
« Au château d’Argol » vaudra à Gracq l’attention d’André Breton (auquel il consacra une étude) et la classification un peu rapide de « surréaliste », alors qu’il ne fut qu’un compagnon de route de cette école, à l’égal de Pieyre de Mandiargues qu’il aimait tant.
Il y a une seule piste pour décrypter l’écriture des fictions de Gracq : ce style somptueux et inimitable -au delà du seul art (majeur chez lui) de la description- c’est celui de l’attention obsessionnelle du géographe posée sur le paysage interne de ses protagonistes. C’est le vocabulaire de la topographie, de la vision qui sert de référence à sa littérature.
Pour le reste, elle prend des formes variées qui vont d’un romantisme digne de la tradition allemande à un fantastique qui pourrait se réclamer d’Edgar Allan Poe en passant par un surréalisme onirique et une utilisation précieuse de la matière du souvenir qui n’a chez lui rien de proustien.
Celle de la poésie enfin. Et ce n'est pas la moindre.
Gracq s’est aussi beaucoup exprimé sur l’écriture. La sienne, exigeante, intransigeante, et celle des autres.
Ses livres « En lisant en écrivant », "Lettrines" ou « Entretiens » en témoignent.
Il se savait inclassable et connaissait parfaitement ce qui l'éloignait de tous les groupes qui lui furent contemporains, de l’Existentialisme au Nouveau Roman.
Ces toutes dernières années, il avait toutefois indiqué aimer Tolkien et Modiano.
Il vivait plus ou moins « à distance » dans son village, se refusant délibérément à toute célébration.
Il avait en 1950 (déjà !) publié « La littérature à l’estomac », un très virulent pamphlet qui s’en prenait au monde du commerce de la littérature et aux Prix Littéraires.
Il laissa donc le Goncourt de 1951 à qui le lui avait donné (parmi lesquels Colette et Mac Orlan cité plus haut) et continua sa vie, se refusant toujours à ce que ses livres paraissent en poche.
Il serait facile d’y voir quelque élitisme. Cela n’est pas le cas.
Ses romans coûtent entre 13 et 15 euros et « Le Rivage des Syrtes » -son œuvre la plus connue- se vend bon an mal an à 4000 exemplaires seulement chaque année.
Il est pour deux de ses oeuvres cette année au programme de l’Agrégation de Lettres.
Est-ce une consécration ? Il n’a pas en tout cas fait savoir si cette chose le hérissait ou non.
Avec Julien Gracq disparaît aujourd’hui l’un des trois derniers grands écrivains français du XXème siècle. Et certainement le dernier "classique".
On sait que pour l’heure, je n’en vois pas poindre à l’horizon du XXIème.
Cette après-midi, dans les librairies ouvertes pour le dimanche de pré-Noël, c’est une demande du « Rivage des Syrtes » (bien sûr indisponible en telle quantité) qui revenait sans cesse.
Faut-il donc mourir pour être lu ?
Et comment sera-t-il lu par ces acheteurs de circonstance ?
Avait-il raison dans « En lisant en écrivant » lorsqu’il inscrivait de sa plume :
« Après tout, si la littérature n’est pas pour le lecteur un répertoire de femmes fatales et de créatures en perdition, elle ne vaut pas qu’on s’en occupe. »