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IL AURAIT EU CENT ANS.

 

                 

                                         Photo © Falobarato

                                        Merci, Falo\302\205

 

Mon grand-père aurait eu cent ans en cette année qui se termine.

Il s’est éteint il y a quatre ans sans réaliser ce v\302\234oeu qui s’était mis à lui tenir à c\302\234oeur une fois passé le compteur des quatre-vingt-dix fatidiques. Il le formulait souvent et il s’en est fallu de peu, au fond\302\205.

 

Je l’aimais énormément. C’était un homme simple, peu instruit.

Il était né en Italie dans une famille paysanne très pauvre, sur l’une de ces terres montagneuses et arides de Vénétie où, en ce début de vingtième siècle, la famine guettait au détour de chaque année.

 

Il devint communiste très jeune et ses activités politiques finirent, une fois le fascisme en place, par l’amener à devoir prendre la route de l’exil comme tant d’autres, pour trouver refuge en France dans la communauté italienne de la ville de X.

Il y travailla aux chantiers navals, fit venir sa « promise » d’Italie par les chemins des « passeurs », l’épousa, eut deux enfants : ma mère et « le petit frère », décédé à trois ans d’une de ces maladies contre laquelle existe le plus banal des vaccins aujourd’hui.

Le petit frère\302\205. Sa, leur blessure jamais refermée. Celui dont on ne parlait pas. Une fois seulement, j’ai entendu ma grand-mère dire « Cela fait presque quarante ans et j’y pense à chaque instant ».

 

Vint la guerre et ils furent contraints, les troupes mussoliniennes occupant la région, d'aller se cacher dans un village, à quelques dizaines de kilomètres de là, qu’ils ne devaient plus jamais quitter.

Je crois que ma grand-mère aurait souhaité, à la Libération, regagner l’Italie.

Lui, non. Il voulait qu’ils soient « naturalisés » français. Et ce fut sa décision qui l’emporta.

 

Ouvrier agricole d’abord puis métayer, il travailla la terre toute sa vie : il l’aimait.

Sèche, elle s’était refusée à lui dans les montagnes d’Italie et là, dans ce département du Sud de la France, elle était belle et grasse.

Terre de figuiers et de cerisiers, il vécut d’elle au rythme des saisons.

Plus tard, beaucoup plus tard, j’ai passé mon enfance auprès d’eux. C’étaient, comment dire, des gens de peu mais ils savaient s’émerveiller de choses simples et savourer la vie comme le bien le plus précieux.

 

Il demeura toujours communiste. Idéalement. Il ne voyait rien de sombre venir de l’Est.

On pourrait certes dire qu’il s’est trompé toute sa vie, qu’il était aveugle ou aveuglé.

Je ne le dis pas. Il fut pour moi la figure même de l’espérance.

Pour lui, les lendemains qui chantent étaient toujours à venir.

 

Et justement, il aimait les chansons, la danse, les fêtes. Celles où l’on débouche le mousseux, ce champagne des pauvres, et où on le partage avec les autres. Une forme de communion.

Je crois que son communisme avait le même sens. Gamine, je lui tenais la main dans sa tournée du dimanche matin pour vendre « L’Humanité Dimanche » aux « camarades » et c’était l’occasion de s’arrêter dans les maisons, d’y discuter. C’était vraiment de « l’humanité »\302\205.

 

Le marché du mardi, le passage d’un cirque ambulant, l’annonce de la fête foraine, un air connu de variétés le mettaient au comble de la joie.

Menus plaisirs, grandes occasions.

La dernière fois qu’il dansa paso et tango, ce fut à la fête votive du village, six mois avant sa mort.

Il avait alors quatre-vingt-quinze ans.

 

Il appréciait aussi le soleil, la pêche, errer dans les collines, siffler tel un pinson, réparer les objets ou en transformer l’usage. Dans ses mains, rien ne se perdait.

Il était têtu comme une mule. Mieux valait ne pas se disputer avec lui. Il quittait la pièce avec fracas. Il n’était en revanche pas rancunier.

 

Non pratiquant, il entrait dans l’église seulement pour les enterrements.

Je ne pense pas qu’il priait. Ma grand-mère, elle, le faisait. Ce fut d’ailleurs souvent le paradoxe de tous ces  vieux communistes italiens que j’ai tant aimés.

 

Toute sa vie, il fut pour moi une leçon de générosité, de tolérance.

Il m’a appris le nom des arbres, celui des oiseaux. Il m’a montré comment distinguer une cigale sur une écorce et comment me repaître de son chant.

Il m’a donné le goût de lire le journal, lui qui ne lut jamais un livre.

C’était son moment quotidien de loisir et de réflexion. Il commentait tout, même les critiques des films qu’il n’irait jamais voir : il n’appréciait que le cinéma de Pagnol.

Mais moi, j’écoutais comme une petite souris et beaucoup de ces longs métrages, je les ai vus quelques années après. Pour moi. Pour lui peut-être aussi.

 

Ma grand-mère mourut au début de l’automne de son âge, après quelques années d’une maladie qu’on ne nommait pas encore d’Alzheimer.

Il l’avait arrachée d’un service hospitalier où elle avait été admise en hâte et pendant tout le temps qu’il fallut, il s’occupa d’elle chez eux comme d’une enfant.

Elle ne passa que quelques semaines dans un lit d’hôpital, tout à la fin.

  

Il allait lui survivre longtemps mais silencieux, tel un cerisier dépourvu de ses fleurs.

Cela advint alors que j’avais grandi, fait des études. Il lui arrivait encore de me faire un sourire complice en me recommandant de « bien voter », il s’inquiétait toujours de moi mais j’avais parfois l’impression de l’intimider et cela me fait encore mal. Comme une fêlure.

Maudite distance entre mes diplômes et ses seules années d’école primaire.\302\205

 

Jusqu’au bout, il tint sa maison, cuisina lui-même. Sans doute que la plus grande joie de la fin de sa vie fut la naissance tardive de mon fils : il sifflait tous les chants des oiseaux qu’il connaissait au-dessus de son berceau afin d’éveiller sa curiosité.

Et mon fils a pris beaucoup de son caractère, lui qui aime aujourd’hui les cirques ambulants, les marchés, les fêtes foraines, les chansons de variété et qui est...\302\205têtu comme une mule.

 

En sa dernière année, voici qu’il perdit la tête tout à coup. On avait dû l’hospitaliser pour lui placer une pile au coeur.

Il rentra chez lui le lendemain mais après trois semaines il commença à ne plus trop savoir où il était, qui il était.

Mes parents purent le prendre en charge quelques mois. Puis une chute requit une nouvelle hospitalisation.

Il ne devait plus sortir de là. Il n’était plus possible de l’assister à domicile.

Des urgences en passant par le « moyen séjour », il arriva dans l’aile des « longs séjours ». On sait ce que ce mot signifie.

Je n’en dirai pas plus. Par pudeur. Par souffrance encore vive aussi.

 

Cela ne dura pas même une saison et c’est tant mieux ainsi. J'écris cette phrase sans remords. Je n'ai pas supporté de savoir sa liberté enfermée. Il ne l'aurait pas supporté non plus.

 

Pour ses funérailles, les camarades l’ont amené jusqu’à l’église dans son cercueil recouvert du drapeau rouge. Ils ont replié le drapeau le temps d’une bénédiction pour le redéployer ensuite. La mort fait parfois un clin d’\302\234oeil aux comédies italiennes.

 

Il n’a pas eu cent ans.

C’est en juillet ou aux premiers jours d’août que je lui rends visite depuis quatre ans désormais, accompagnée de son arrière-petit-fils.

Il repose aujourd’hui auprès de ma grand-mère dans le cimetière de ce village où il a passé toute son existence "française".

 

L’été, le lieu est écrasé de soleil et, dans les arbres tout autour, les cigales chantent à tue-tête.

 

 

 

 

 

 

 

tags technorati :
AURORA | 12/29/2005
Quel hommage poignant qui nous montre à quel point peut-être bella vita !
plasoc | 12/30/2005
Au delà de nos inclinaisons...ce grand-père est si semblable au mien...mutin de la mer noire, russe d'origine.
Fier de ce qu'il est devenu. ouvert aux autres. Attentif et chiant...sourire.
Comment prendre pour vérité acquise toutes les fredaines actuelles?
De là nous vient certainement ce sens critique qui emmerde tant de monde mais qui fait, que tranquillement, nous devenons ce que nous sommes!
Descendants d'émigrés, il nous faut juste nous souvenir pour mieux anticiper.
Bises à toi
Exigeant | 12/30/2005
Aurora.... Du sud ou de l'est... comme vous, comme Exigeant, ou moi, du moment qu'on n'oublie pas.... :-)
Méliemélo | 12/30/2005
J'ai lu cette note avec une pointe de tristesse au coeur ainsi que bcp d'émoi, ne sachant quoi penser si ce n'est qu'un grand père comme ça, c'est quelqu'un...
Juste quelqu'un de bien...
Mais justement, c'est quelqu'un qu'on n'oublie pas...
Quelqu'un auprès de qui on apprends à découvrir, apprécier la vie et sa beauté...

Une note posthume chargé d'amour avec le regard d'une petite fille

Mon dieu, je vais retourner lire la gloire de mon père... ; )

jack's karma | 12/30/2005
un seul mot : Bella, ciao !
KeyserSoese | 12/30/2005
Bel hommage sensible et émouvant.
Ton grand père semble faire partie de ces gens avec qui on aurait trinqué avec plaisir d'un coup de mousseux... et le coup du drapeau rouge replié pour la cérémonie c'est effectivement digne d'une comédie italienne !
| 12/30/2005
Oups... c'était moi au dessus... désolé.
Gilles | 12/30/2005
... on a tous quelque part au fond de notre pauvre cervelle un figure humaine , si humaine ...
simplement certains l'ont tellement enfouie qu'ils ne savent plus qu'elle est là ...
...
les-mrques-du-plaisir | 12/30/2005
Bonjour,
Je m'étais toujours promis de vous demander si vous êtiez d'origine italienne, cela avait transpiré une ou deux fois ( nota
| 12/30/2005
Bonjour,
Excusez-moi pour l'erreur de souris que je viens de faire.
Je me doutais un peu de vos origines italiennes et communistes (L' Huma de votre grand-père lors de la mort de Pasolini et votre connaissance de la langue ). Votre grand-père est encore très présent dans vos propos. Vous en avez la sensibilité, la virulence et la soif de la vérité. C'est le plus beau leg qu'il pouvait vous faire.
Je comprends un peu la "félure" dont vous parlez : certains l'appelent la trahison de classe ( même si on ne devient pas bourgeois) : Bourdieu et Annie Ernaux en font partie . Là, c'est votre grand-père qui du coup n'osait plus discuter avec vous : ça fait mal au ventre.
En France, les communistes cathos existent encore, mais c'est comme les poissons volants, c'est pas la majorité du genre. On les retrouvent dans un hebdo " Témoignage Chrétien " .
Marie.
| 12/30/2005
Je reviens juste pour parler de votre grand-mère ou plutôt de la place des enfants morts dans les familles.
La souffrance des parents est terrible, j'entends bien.
Mais souvent ces enfants morts prennent toute la place dans les familles et en laissent peu pour les enfants survivants : c'est alors pour eux du bordel (excusez-moi du terme) et parfois beaucoup de culpabilité.
Et si les parents n'en parlent pas , c'est encore pire. La "non-parole" est une parole encore plus destructrice.
Marie.

| 12/30/2005
Je lis ce magnifique texte la gorge serrée, et je pense à mon propre grand-père, qui avait bien des points communs avec le vôtre...

Je me réjouis de penser que "Petitou" a hérité de certains traits de son caractère.

Bonnes Fêtes à vous et à M.
samantdi | 12/30/2005
Je suis passé par là , il y a quelques mois. Premier Noël sans lui. il y a des situations qui nous font penser à lui. Il a juste eu le temps de voir et d'aimer son dernier arriere petit fils. Je suis content qu'il soit desormais tranquille.
sirius | 12/30/2005
Je ferai donc ce jour, la promo d'U-blog tout en n'y étant pas...le squale ami commun fait que je me penche sur votre blog et celui de vos 7 nains et naines...contente une fois de plus de croiser une semblable différente...jusqu'à vous relire, donc, et si l'envie de me lire vous prend :
http://spaces.msn.com/members/eclipse345/
n'oubliez pas vos 7 voeux à réaliser avant les douze coups de minuit, sourire...
eclipse34-La Flibustière | 12/31/2005
Superbe message, qui appelle le respect et l'émotion...
J'aime beaucoup votre blog et encore plus quand il s'aventure sur des chemins buissonniers et intimes hors du bdsm...

Bises

e.

e. et M. | 12/31/2005
beaucoup de points communs entre mon grand-père et le vôtre Aurora, notamment le communisme, mon attachement pour lui mais pas uniquement...et il aurait eu cent ans cette année...
Columbine | 1/3/2006
Vrai de vrai, votre grand-père comte désormais un admirateur de plus (où qu'il puisse se trouver)...

On se trouve toujours quelque part ; non ?
Christophe Borhen | 1/5/2006
merci pour votre texte qui m'a (re)fait "gamberger sur ma propre histoire, sur mon propre grand-père qui aurait cette année 107 ans... qui a fait les deux guerres ... les a sublimées en tentant d'en extraire un hymne à la vie qu'il cherché à me transmettre ...
C'est comme une invitation à rentrer chez moi, à m'incliner sur un papier et à me souvenir... des monuments morts comme des monuments aux morts...
merci
loik | 1/7/2006
KarmaOS